Sous la plume du professeur Ubaud-Bergeron, on lisait en janvier dernier « La codification législative des règles jurisprudentielles constitue sans doute l’un des apports les plus notables du code de la commande publique (ci-après CPP) et, peut-être, l’un des plus inattendus » [1]. S’agissant de la résiliation dans l’intérêt général des contrats soumis à ce code, est-il permis d’ajouter, … et l’un des plus regrettables ?
L’article L6 5° dudit code s’énonce ainsi : « L’autorité contractante peut résilier unilatéralement le contrat dans les conditions prévues par le présent code. Lorsque la résiliation intervient pour un motif d’intérêt général, le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat ».
Aucune des règles posées par ce texte n’est évidemment inédite.
Le droit de résilier un contrat administratif pour un motif d’intérêt général est consacré à la fois par l’arrêt de principe du Conseil d’État « Distillerie de Magnac-Laval » (CE, ass. 2 mai 1958 : Rec. CE 1958, p. 246) et par le Conseil constitutionnel (Cons. const., décision n° 84-185 18 janv. 1985 DC). Ce droit vaut pour tous les contrats administratifs, y compris ceux de longue durée justifiée par d’importants investissements, tels que les concessions de service public (CE, ass. 2 févr. 1987, Sté TV6 : Rec. CE 1987, p. 29). Par suite, comme on le sait, une clause par laquelle l’administration renonce à son pouvoir de résiliation unilatérale est illicite, car incompatible avec les nécessités du fonctionnement du service public (CE, 6 mai 1985, n° 41589, Assoc. Eurolat Crédit Foncier de France, Rec. CE 1985, p.141).
Une telle résiliation emporte, selon l’article L6 5° du CCP, indemnisation du cocontractant. On évolue, là encore, en terrain connu ; l’indemnisation en cause couvrant aussi bien la perte subie (« damnum emergans », CE, 20 mai 1994, n° 66377, Sté le Gardiennage industriel : Rec. CE 1994, tables, p.1038) que le manque à gagner (« lucrum cessans », CE, 20 mai 1952, Gleize : Rec. CE 1952, p. 268).
L’intérêt majeur de cet article réside à l’évidence dans sa conclusion.
L’indemnisation précitée doit s’entendre, précise-t-il, « sous réserve des stipulations du contrat ».
On évolue, cette fois, dans un certain clair-obscur, possiblement périlleux pour les opérateurs économiques (I). Un tableau d’ombres et de lumières donc qui est aussi une occasion manquée : celle de voir consacré un principe que l’on croyait d’airain, celui de l’équilibre financier des contrats administratifs (II).
I. Un clair-obscur désormais consacré par la loi.
Si rien n’interdit aux cocontractants, sinon de forfaitiser l’indemnisation, du moins d’en prévoir les modalités de calcul, sous ce rapport, un constat s’impose : aux yeux du juge administratif, la liberté contractuelle ne revêt pas la même acception pour les personnes privées et pour les personnes publiques.
Une clause circonscrit-elle, parfois sensiblement, le droit à indemnisation des personnes privées titulaires d’un contrat administratif résilié dans l’intérêt général ? Le juge administratif, si l’on ose dire, semble passer son chemin.
On ne sache pas, en effet, que les articles 33 des CCAG FC-S et MPI de 2009 limitant l’indemnisation prévue en cas de résiliation dans l’intérêt général desdits marchés aient jamais été écartés par le juge administratif.
Au sein des délégations de service public, les exemples ne manquent pas de décisions se bornant à consacrer l’existence de clauses déterminant le montant de la somme à verser au titulaire en cas de résiliation. Ces clauses n’y font aucun débat (CAA Marseille, 2 oct. 2001, n° 00MA02080, Sté immobilière Port de Miramar ; CE, 17 mars 1999, n° 176206, Cne Montgenèvre. – CAA Lyon, 25 janv. 1996, n° 94LY01520, Cne Voiron).
Plus clairement encore, par un arrêt du 4 mai 2011, le Conseil d’État considérait que « rien ne s’oppose à ce que les stipulations d’un contrat administratif prévoient une indemnisation inférieure au montant du préjudice subi par le cocontractant privé de l’Administration » (CE, 4 mai 2011, n° 334280, CCI Nîmes, Uzes, Bagnols et Le Vigan).
Jusqu’à cette décision du 19 décembre 2012 où les juges du Palais-Royal validèrent une clause écartant tout droit à indemnisation en cas de résiliation du contrat par la personne publique (CE, 19 décembre 2012, Sté AB Trans, n°350341 [2] ; confirmé depuis par CE, 25 oct. 2017, n° 402921, Cne Croisic ; CAA Douai, 31 janv. 2019, n° 16DA01280, SARL AGAPI).
Au contraire, qu’une clause prévoie une indemnisation supérieure au profit d’un co-contractant privé (ou inférieure quand le cocontractant est une personne morale de droit public ; CE, 4 mai 2011, n° 334280, CCI Nîmes, Uzes, Bagnols et Le Vigan, préc.) à celle qui serait due, le juge convoque aussitôt l’interdiction d’ordre public faite aux personnes publiques de consentir des libéralités, sans oublier la règle, tout autant d’ordre public, posée par l’arrêt « Mergui » selon laquelle une personne morale de droit public ne doit jamais être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas (CE, 19 mars 1971 : Rec. CE 1971, p. 235).
Le juge se voit alors tenu de contrôler qu’il n’existe pas une disproportion manifeste entre l’indemnité ainsi fixée et celle qui serait due si elle avait été calculée selon les règles traditionnelles d’indemnisation (CAA Versailles, plén., 7 mars 2006, n° 04VE01381, Cne Draveil c/ Sté Via Net Works France ; CE, 22 juin 2012, n° 348676, CCI Montpellier et a.).
La cause est donc entendue : en cas de résiliation dans l’intérêt du service public d’un contrat administratif, l’aménagement des conditions d’indemnisation du cocontractant privé de l’administration n’est jamais préjudiciable à celui-ci. Il peut l’être, au contraire, à l’administration, auquel cas, le juge se fait administrateur.
Est-ce cela que les dispositions de l’article L6 5° consacrent désormais ?
Assurément, car la formule « sous réserve des stipulations du contrat » est assez large pour qu’elle puisse renfermer ces différents cas de figure.
Autoriserait-elle à aller plus loin ?
Hors le dol et la faute lourde (que réservait l’arrêt AB TRANS), et considérant le sort particulier fait par le juge à « l’exigence de loyauté des relations contractuelles », on ne peut l’exclure.
Reste que l’idée d’une concession de vingt années résiliée d’un trait de plume sans bourse délier ne laisse pas d’intriguer… Il est pourtant, croyons-nous, des Rubicon qui sont autant de lignes rouges.
II. Une occasion manquée.
Dans ses conclusions sous l’arrêt CCI Nîmes, M. Bertrand Dacosta posait que « Les règles applicables aux contrats administratifs n’ont pas vocation à protéger le cocontractant de l’Administration davantage qu’il ne le serait dans un cadre contractuel de droit privé. (…) Il peut renoncer, dès lors qu’il le fait librement, à percevoir tout ou partie de cette indemnisation. Il est parfaitement concevable que le contractant privé prenne sciemment le risque de perdre de l’argent en cas de résiliation anticipée, en raison de perspective de gain si le contrat va jusqu’à son terme. Au nom de quoi l’en empêcher ? » (Concl. du rapporteur public Bertrand Dacosta, sous CE, 4 mai 2011, n° 334280, CCI Nîmes).
Nous y objecterons ce qui suit.
* Dans quel type de contrat administratif le cocontractant de l’administration jouit-il d’une liberté telle qu’elle lui permettrait de s’opposer à une telle clause ? Assurément pas dans nombre des marchés publics, qui sont des contrats d’adhésion. En procédure adaptée et autres conventions d’occupation du domaine public, la négociation est certes possible, voire requise en concession de service public. Pour autant, à supposer qu’il y prête suffisamment attention, imagine-t-on un candidat à l’obtention d’un de ces contrats s’opposer à une telle clause dans l’hypothèse où l’administration en ferait un « point dur » ?
** Quel contractant privé de l’administration (on pense surtout aux sociétés commerciales) acceptera-t-il de prendre le risque d’une résiliation, à tout moment et sans la moindre indemnité, en raison d’une perspective de gain si le contrat va jusqu’à son terme ? Dès lors qu’il est dans l’intérêt même du cocontractant de tirer profit de ce contrat, sa résiliation « sèche » ne peut qu’être source de pertes pour son titulaire…
En regard, on se permettra de rappeler les mots de Dominique Pouyaud à propos du principe d’équilibre financier dans les contrats administratifs.
Soulignant « le caractère d’ordre public de l’obligation pour l’Administration de rétablir l’équilibre financier rompu par son action contractuelle » [3], elle conclut : « Les contractants peuvent stipuler qu’aucune indemnité ne sera due dans des cas limitativement énumérés, mais une clause permettant, de manière générale, la résiliation sans indemnité serait vraisemblablement nulle ou en tout cas inopérante du fait de son caractère léonin » [4].
Se fondant sur les arrêts « Union des transports publics urbains et régionaux » (CE, 2 février 1983, n° 34027 ; Rec. CE 1983, p. 33) et « Union des Transporteurs en Commun des voyageurs des Bouches-du-Rhône » (CE, 6 mars 1989, n° 34014 ; Rec. CE 1989, tables, p. 441), Nil Symchowicz y verra plus tard « une règle générale applicable aux contrats administratifs de valeur législative » (L’indemnité de résiliation : ACCP 16/2002, p. 31).
Tel ne fut pas hélas le parti des rédacteurs de l’article L6 5°du code de la commande publique.
Un parti qui est aussi un pari : celui de la liberté contractuelle. Un pari, à nos yeux, on l’aura compris, passablement audacieux, pour ne pas dire illusoire.
A l’heure où Bercy s’emploie à convaincre les entreprises à s’adonner à la commande publique, quel meilleur gage pouvait-on leur accorder que de sanctuariser leur droit à indemnisation en cas de résiliation des contrats administratifs ?
Au lieu de quoi, l’article L.6 5° est gros de toutes les renonciations en la matière. En foi de quoi, nous le prendrons pour ce qu’il nous paraît à tout le moins : une occasion manquée.
Article publié sur Village de la Justice : https://www.village-justice.com/articles/article-code-commande-publique-une-occasion-manquee,31669.html